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La M18 est longue et trop étroite jusqu’à Sarajevo. On fait la queue, on roule lentement, pendant que se succèdent les petites maisons au goût mi urbain, mi très loin. Béton posé face au défilé des BMW.

Les tondeuses à gazon vont bon train, quelques enfants sautent dans un bassin. Dans les jardins, le foin est rassemblé en une sorte de grande motte, une fourche plantée au cœur, et les minarets des mosquées brillent pendant que le linge sèche.

Sur le bord de la route, des dames sans trop d’âge - si ce n’est au moins celui du Siège - vendent des fruits et des fleurs. Comme les Babouchka russes.

Il y a encore des montagnes, c’est encore très vert, mais Sarajevo approche. Sarajevo est dans une cuvette. Comme dans un piège.

Il y a déjà tant de vie, comment peut-il y en avoir plus ?

 

On arrive…  On entre par le nord, par en haut, près du stade. Et on descend vers le centre.

« L’Europe commence et finit avec Sarajevo » Sarajevo mon amour, Jasmila Žbanić, 2006

Victoire, échec.

 

C’est difficile de ne pas en parler tout de suite : Sarajevo est multicolore. Mais quand parfois elle est blanche, c’est à cause de la couleur de ses cimetières.

Comme des soldats bien rangés, des dates sont plantées dans le sol. Parfois les frères et sœurs se reposent à côtés, parfois non. Entre 1992 et 1996, Sarajevo a été assiégée, attaquée, et tuée, et jamais un mot pour nous en parler dans nos cahiers.

Le siège de Sarajevo est un siège des érudits, des intellos, des artistes. Il n’y a qu’eux pour en parler. Les autres n’ont cas se satisfaire de l’assassinat de François-Ferdinand.

 

Au Mémorial aux enfants, dans un parc, des dates de mort font froid dans le dos : 1995, 1996. C’est très bête mais tu te dis qu’à quelques jours près, ils auraient pu vivre.

Il y a ceux « qui l’ont vécu » et ceux « qui ne l’ont pas vécu ». Dans les rues, dans les parcs, ils se croisent et se passent le flambeau. Sarajevo est pleine de ses morts mais aussi remplie de vie. De celles qui veulent exister ailleurs que dans le poids du passé.

La vie suit son cours, les enfants jouent au foot et passent et repassent sur le toboggan. Le match ne s’est jamais arrêté.

 

La petite fille est courageuse, le foot ce n’est pas que pour les garçons, alors elle intègre le jeu et joue aussi, sans demander. Le but, c’est la poubelle.

 

Au moment de partir, elle dit au revoir en tapant son index sur la tête du garçon, qui s’en fiche. Il ne lève même pas les yeux.

En fait à cet âge ils ne jouent pas vraiment ensemble, ils ne collaborent pas vraiment. Par pudeur peut-être, il n'y a pas vraiment de lien.
 

Elle saute sur les épaules de son père et ils s'en vont. Le match continue.

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Le match ne s’arrête jamais. Sur la place, entre la commerçante rue Ferhadija et les quais de la Miljacka, les pions noirs affrontent les blancs. C’est un rendez-vous quotidien.

Chaque jour, l’homme qui gère le jeu sort les pions géants ; pour souvent les mêmes joueurs.

Comme à la pétanque, ils sont une dizaine autour de l’échiquier à observer et juger chaque déplacement. Les sourcils froncés et le bras tendu vers le Fou, ils jouent autant que ceux du milieu. On entend quand ils craignent le « mat », dans leur langue. Ont-ils parié pour l’un ou pour l’autre ?

Lorsqu’un enfant passe par là, le monsieur au jeu sort discrètement le cavalier, et le lui prête. Le pion et l’enfant font la même taille.

 

Le monsieur au jeu ne joue jamais. Il encadre. Pendant la partie, il discute avec un jeune garçon du Qatar qui s’est arrêté pour regarder. Il lui raconte la conquête de la Bosnie par les ottomans, puis le siège de Sarajevo, et en arabe il dit « guerre ». Il mime les tirs de snipers avec ses mains et explique qu’il n’y avait ne voda (pas d’eau), ne elektricitet (pas d’électricité). Le jeune homme n’était pas au courant, il a l’air sérieux. Sa petite amie regarde la partie, assise sur un long voile orange et jaune.

 

Tout ceux qui jouent aux échecs là, ils l’ont vécu, le siège, la guerre, qu'ils n'appelaient à l'époque pas "guerre" mais "turbulences". Ceux sont des survivants.

Aujourd’hui ils jouent la stratégie de la vie des pions. Puis une fois le jeu fini, ils se serrent la main.

Le site des Jeux Olympiques de 1984 est d'un gris poussiéreux et stalinien. Mais la présence du stade rempli est encore là. On dirait qu'ils se sont soudainement tous enfuis. Le fantôme de la flamme brûle encore.

Au sol il est écrit Sarajevo, en blanc. 

A l'intérieur du gymnase, il y a un terrain de tennis caché par un rideau troué. Deux jeunes garçons prennent un cours.

Le match continu.

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Si l'occident parle de « balkanisation » - qui veut dire « morcellement », Sarajevo, elle, tente de vivre « ensemble », avec.

Et si les Balkans sont vus et entendus comme de petits états à l’identité floue et à l’avenir incertain, les quelques derniers musées et galeries qui survivent à Sarajevo présentent des collections « des Balkans », et exposent ensemble des artistes « des Balkans ».

La résistante galerie Ars Aevi née pendant le siège ne reçoit plus de nouvelles œuvres depuis près de deux ans. Elle attend de nouveaux financement, sans doute italiens. Et la Galerie Nationale de Bosnie Herzégovine expose une artiste croate, à renommée internationale. Ouverte de 8h à 20h, il ne reçoit pas grand monde. Le jeune homme à la caisse explique qu’« en Bosnie le gouvernement ne s’intéresse pas à la culture. Et les locaux ne vont pas au musée, ou très peu. Ils le laissent aux touristes ». Sûr qu'ils ont certainement d'autres priorités, avant les musées.

À l’étage, « Espaces de l’intime » expose le bureau d’une artiste bosnienne pendant le siège de Sarajevo. Il y a un journal, posé au centre, qui titre « Sjecas li se Sarajeva ? » : Vous souvenez vous de Sarajevo ? Tout autour, il y a des livres, des fleurs, une palette de couleurs, des boites et encore des boites rouillées, des pinceaux séchés, une paire de lunette de soleil. Sous le bureau, près de la chaise, il y a les bottes de l’artiste. Et ce qui me frappe, ce sont les rations humanitaires sous vides éparpillées parmi les papiers, des pâtes de fruits et des chewing-gum sur lesquelles sont dessinées le drapeau américain, avec une poignée de main.

L’accord de Dayton signe la fin de la guerre partage la Bosnie en deux entités ethniques distinctes, la Fédération croato-musulmane (51% du territoire) et la République serbe de Bosnie (49%).

Sarajevo renaît pile entre les deux, sur la frontière. Plurielle et écartelée. Meurtrie.

Un article de Radiosarajeva daté du 30 juillet se félicitait que des ouvriers de toutes origines et appartenances religieuses travaillent ensemble à la reconstruction de la mosquée Aladza dans la ville de Foca, au sud de Sarajevo.

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Ils font la queue pour faire un voeu.

Ils viennent seuls ou en famille, jeter une pièce à travers le grillage de cet étroit bâtiment rectangulaire blanc, percé de sept fenêtres peintes en vert. C’est le Tombeau des Sept Frères, qui ne s’avèrent finalement avoir aucun lien de parenté.

Le siège, Rémy Ourdan, 2016

Les pays du nord regardent tout le monde de haut. Peut-être parce qu’ils sont au nord.

Et sur toute la ligne, ils ont tord.

Sarajevo est plus haute qu’eux. Elle est plus belle. Elle est grande.

Le casting pour entrer dans l’UE est sans fin. «Candidat déclaré officiel», la Bosnie-Herzegovine passe les tests, passe et repasse les auditions, et chaque fois on répond « peut-être demain ». Ils doivent mal connaitre leur texte...

« C’est bien, ça avance, mais plutôt demain ». « Le processus d’adhésion est long ». « Il faut relancer le processus de rapprochement ». « Il faut lancer des réformes ». Il faut... il faut il faut il faut... Tout limer, tout rincer, laver, épurer. Blanchir et poncer. Que ce soit propre, et que, surtout, ça ne ressemble plus à rien.

 

Ils ont peur.

Parce qu’à Sarajevo lorsque que le muezzin appelle à la prière, la vie continue. Et parce qu’à Sarajevo il y a des « communautés ». Ce mot qui lui donne des frissons, au nord qui voudrait qu’il n’y ai que lui. Il est si bête. Les communautés, la différence, c’est la vie, c’est le monde.

Ils ont tord sur toute la ligne, les nords. Et Sarajevo se porte peut-être mieux sans eux.

 

Peut-être.

Sur la place principale du quartier de Bistrik, de nombreuses femmes portent le nikab. Danìa, musulmane qui vit ici depuis toujours, dit que ce n'est pas ça, Sarajevo. « Ce sont des touristes, ne faites pas attention, ce n'est pas Sarajevo » dit-elle, d'un air désolé.

Ni UE, ni golfe persique. Où va finir Sarajevo ? 

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