top of page

L’exigence du vivre ensemble

Allongée sur une plage de celle que l’on appelle la Côte d’Azur, dans le sud de la France, portant une tunique bleue turquoise et un voile assorti sur les cheveux, elle ne dérange personne.

 

Elle respecte la loi, et cette circulaire du 2 mars 2011 qui voulait «réaffirmer solennellement les valeurs de la République et les exigences du vivre ensemble » en interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Là, son visage est découvert, on voit ses yeux, et ils sont fermés. Pas d’attaque, pas de menace du « vivre-ensemble »; La femme dort, certainement, sous la chaleur d’un soleil niçois inquiet.

 

C’est l’été, et cette femme est allongée sur une plage pour prendre du bon temps.

Comme nous tous ce matin là ou presque, elle s’est habillée. Monokini, bikini, trikini, burkini ou autres facéties marketing des temps modernes, elle a choisi de porter une tunique bleue et un voile assorti dans ses cheveux.

L’histoire aurait dû s’arrêter là.

 

Mais la chasse aux sorcières bat son plein cet été.

Le temps-calme de cette femme va donc être interrompu par quatre policiers qui viennent la réveiller pour, disons-le, la déshabiller -et sans doute par la suite, lui adresser un procès-verbal.

 

Quatre clichés ont été pris au cours de cet épisode estival et sillonnent le monde depuis, sans scrupule. Hier parfaite plagiste anonyme ou salariée en pause déjeuner, la dame en bleu turquoise est aujourd’hui connue de tous, mais on ne sait rien d’elle, sauf ce qu’elle portait.

 

Autopsie d’une image. Autopsie d’une époque.

Le premier cliché, capture la femme en bleu turquoise qui dort sur des galets blancs inconfortables. Lunettes de soleil bien enfoncées sur le nez, Madame sa voisine de gauche guette l’encerclement par la police en cours, tandis que Madame sa voisine de droite tente de se faire de l’ombre avec ses mains, « pour mieux voir ». Les regards de la plage sont tendus, mais pas un geste. Il faut bronzer. C’est l’été, il faut « profiter ».

 

Sur le deuxième cliché, les quatre hommes, debout, encerclent leur proie toujours au sol.

À ce stade, ni le Conseil d’Etat ni l’ONU n’ont encore parlé, pour tenter d’annuler ce qui ne s’annulera jamais : La honte.

De sa main gauche, la femme commence à lever le tissu de sa tunique, qu’elle devra enlever pour justifier ce qu’elle porte en dessous. Oui, vous avez bien compris.

Madame la voisine de gauche a détourné le regard vers l’horizon, écouteurs vissés dans les oreilles. Il faut bronzer encore.

 

Le troisième cliché frappe plus fort : La femme à tunique bleue est en train de se déshabiller, seule face aux trois policiers qui sont toujours debout, têtes baissées vers elle.

Un nouvel individu apparaît en arrière-plan. Un homme en rouge, tatoué sur le mollet gauche. Illusion d’optique : Sur la photo, on dirait que le pas de sa tong est sur le point d’écraser la tête de l’héroïne de notre série de l'été. Peut-être ce monsieur veut-il s’approcher de plus près ? Peut-être, aussi, voudra-t-il venir en aide à l’accusée ?

Les autres voisines, Madame de droite et Madame de gauche, ne figurent plus dans le cadre. Il ne reste que le panier de plage de celle de gauche ; Il est bleu turquoise, lui aussi.

Décidément, le bleu est à la mode cet été.

 

La quatrième et dernière photo que nous subissons, montre un policier accroupi aux côtés de la dame aux bras maintenant dénudés.

Il est en pleine action : Porte-t-elle seulement un voile ou également un burkini, nouveau « must have » de l’été, combinaison de bain couvrant le corps et les cheveux ? Visiblement non, sa nuque est découverte.

 

La voisine de gauche réapparaît, toujours occupée à regarder ailleurs, et l’un des quatre agents de police semble surprendre le photographe.

 

Fin de la série, vendue à l’agence Vantage News et revendue à plus de sept titres anglo-saxons, du Daily Mail à The Guardian en passant par The Times, avant d'être repris par nos médias français par le biais de tweet outragés.

 

L’homme en rouge au mollet tatoué, potentiel antihéros qui aurait pu tout faire renverser, ne sera pas intervenu. Et la dame en bleu aura été humiliée pour l’année.

 

Avenir de star

Vantage News est une agence de photo londonienne, connue pour ses photos dites « people ». De la poitrine australienne de l’actrice Lydia Bright sur une plage écossaise, au portrait de Leonardo DiCapprio en plein discours aux Oscar, l’agence illustre et raconte des vies de stars, s’engageant sur son site internet à miser sur l’exclusivité ainsi que sur la « Breaking News ».

La « Breaking News », c’est à dire l’actualité qui, littéralement, « casserait » le ronron incessant de l’info dans l'espoir de créer le tant attendu buzz.

 

Promesse tenue : La plagiste en tunique et voile bleus capturée hier sur la plage fait la Une et, sur sa page Facebook, l’agence publie les liens des différentes publications, avec toujours ce même message mensonger : « Police patrolling the promenade des Anglais beach in Nice fine a woman for wearing a burkini ».

 

Quelle intrusion infâme.

 

Car à y regarder de plus près, l'agence qui publie les photos se nourrie habituellement d’images dorées, stars à robe de satin, décolletés bombés et familles royales se réjouissant d’un nouveau bébé. À leurs côtés, voilà la femme au voile bleu propulsée star, mais star de quoi ?

D’avoir dû se déshabiller malgré elle, alors qu’elle se reposait sur une plage.

 

Ce n’est pas la faute du photographe. Il était là « au bon moment » et a capturé un instant de notre France qui s’entre déchire sur des couleurs, dans des dressing. Mais cette après-midi là, en le rendant public, le corps de cette femme innocente a été consommé ; observé, jugé, réprimé, capturé et vendu, dévoré alors même qu’il était déjà violé.

Désormais, la femme à la tunique et au voile bleus figure aux côtés de ces personnalités qui sont publiques et font rêver, alors qu’elle s’est faite humilier.

 

Je pense à cette femme qui a sûrement des enfants, des collègues, des voisins et des voisines. Je pense à la famille de cette femme dont nous ne connaissons que la couleur du voile, qui découvrirent ces clichés faisant le tour du monde en plein été, pour rien. Aux amis de ses enfants, qui à la fois gênés et amusés l’auront sans doute reconnue et ne manqueront pas d’en parler à la rentrée. Je pense à elle, à ses lendemains ; des lendemains durant lesquels elle se cachera, honteuse et mise à nue, tandis que peut-être, et bien si c’est comme ça, la longueur de son voile s’allongera, de manière à ce que plus personne ne puisse la reconnaître.

Aujourd’hui, cette femme doit détester la France.

 

En regardant ces clichés, je suis triste mais surtout je suis infiniment gênée. Pas parce que je suis une femme pleine de compassion pour les autres femmes, ça non. Mais parce que j’ai honte de notre incapacité à « v i v r e  e n s e m b l e », comme le voulait la circulaire, il y a cinq ans…

 

Cet été, parce que des autorités ne savaient pas où regarder pour trouver leur suspect, des corps privés ont été déshabillés, consommés. Comme Madame la voisine de gauche, des autorités ont regardé du mauvais côté et n’ont finalement fait qu’appuyer sur des bleus qui ont déjà du mal à cicatriser.

 

Cet été, sous la peur et la méfiance, le bleu de la Côte s’est ridiculisé jusqu’outre atlantique, terni par une lamentable ombre Marine.

 

Cet été, le bleu était à la mode, et on a vu ce que ça donnait.

Des bleus dans les yeux, et notre incapacité à "vivre ensemble"

bottom of page