top of page

Article paru dans Libération le 05/06/2015

 

 

La loi du marché, c’est l’histoire de nos vies. Des vies où un feu nous impose de nous arrêter, parce qu’il est rouge. Des vies où constamment l’on se bat, pour ne pas être dans le rouge. Justement. Des vies où tout est compté ; même le pas de danse. Il voulait danser, tout envoyer valser. Mais le professeur l’arrête, en s’acharnant : «Écoutez, c’est 1, 2, 3, 4. 1, 2, 3, 4».

 

 

«1, 2, 3, 4». 1900 ou 1300. Assurance vie ou carte de fidélité. La loi du marché, c’est ça : une histoire de chiffres, de points, de règles. Elle régit des vies où la fidélité s’accumule en points, sur des cartes en plastique, et où «l’assurance vie» sonne comme une assurance mort…

 

Délit de fuite

Thierry a 51 ans. A travers le grand écran, il réussit à nous mettre mal à l’aise. On en a la nausée, de le voir se faire piétiner. On a honte, honte de cette cruauté, de cette réalité trop chiffrée, bridée, mais à laquelle nous participons tous sans nous en apercevoir. Le spectateur gêné est pris la main dans le sac, pris en flagrant délit. Un délit de fuite ? Peut-être… Mais un délit quand même. Comme la vendeuse du Magasin Cora qui se fait licencier, suspectée d’avoir piqué des tickets de caisse laissés par un client, tickets sur lesquels étaient gracieusement offerts des coupons de réduction pour McDo… Délit de fuite ou délit de vol, elle se donne la mort sur son lieu de travail.

Et cette histoire ne sort pas de nulle part. Le 24 septembre 2011, une salariée, représentante du personnel d’un magasin de l’enseigne Cora à Mondelange, est en effet menacée de licenciement pour avoir ramassé un de ces fameux tickets de caisse promotionnels abandonné par un client. Moins d’un mois plus tard, à la suite d’un article paru dans l’Express, le net s’empare de l’affaire, Twitter se déchaîne, et en l’espace de deux jours, le «bad buzz» a tiré la sonnette d’alarme. La direction décidera de ne pas poursuivre sa procédure de licenciement. L’emballement médiatique aura eu, ici, du bon.

Aussi gênant, mais très parlant, c’est la réaction de ce directeur des ressources humaines, qui porte d’ailleurs très mal son nom ; venu pour anticiper la crise et asphyxier une équipe qui se sent coupable, qui doit certainement avoir honte, il insiste : Madame Anselmy avait une vie, des problèmes, un fils ; alors aucune culpabilité d’aucune sorte ne doit émerger au sein de l’entreprise. Aucun regret. Rien. Chacun sa vie. Vous avez fait votre boulot. Continuez comme ça. Tête baissée. Droit dans le mur. C’est bien.

Injustice profonde

C’est bien… Ce film donne une image impraticable, inaccessible, du travail en particulier ; et de la vie en général. Chemise boutonnée à un entretien, vous avez l’air coincé, bouton ouvert, ça fait vulgaire. Une voix trop assurée sonne comme effrontée, mais une voix posée fait démotivé. C’est en fait une montagne à laquelle on a à faire, là. Une montagne qu’il faut gravir, mais comme Sisyphe : on sait qu’on n’y arrivera jamais.

La loi du marché c’est une loi froide, glaciale qui fait de nous des pantins, et qui nous greffe dans un modèle tout fait. Un modèle d’une injustice profonde. Ce modèle s’appuie par exemple sur la peur, une peur qui tente de nous dompter avec une culpabilité toute faite. Peur de perdre la confiance d’un tel, peur de laisser ses proches sans le sous parce qu’il faut se charger «des gens qu’on aime» dit la banquière. La loi du marché déborde de ces «il faut», ces prescriptions toutes faites qui nous empêchent de danser à notre rythme.

Pendant une heure et demie, La loi du marché se passe de mots ; elle consomme, elle nous consomme tous, et finalement nous la consommons en retour. Une histoire de cannibalisme en somme, ou le serpent se mord la queue. Ce système nous bouffe en effet, et Stéphane Brizé l’a bien compris. Chaque scène porte la marque de l’humiliation ; chaque scène est écrite avec un scalpel qui charcute et brise nos humanités. Le professeur du fils de Thierry constate, comme un GPS qui lirait la notice d’utilisation d’un mixer, que les résultats du jeune garçon sont en baisse. Un mixer à broyer l’humain, et à en faire des courbes de progression. Comme à la Bourse.

A quand la révolution ?

 

En sortant de la salle, le spectateur qui aura su affronter ce système jusqu’au bout aura honte. Mais celui qui sera sorti avant la fin aura honte aussi. Car, en effet, chaque scène, il la connaît. Ou du moins, la reconnaît. «Est-ce que ça fait de moi un lâche ?» demande Thierry. Non. «Misérabilisme», «clichés», «politiquement correct» diront certains. Non plus. Car toujours sans un mot, Thierry met son manteau, monte dans sa voiture d’occasion, et s’en va. Voilà, s’en était trop.

Stéphane Brizé n’a pas eu besoin de grandes phrases, d’histoire d’amour, de rebondissement, de suspense. Même le suicide est évoqué avec une pudeur et une simplicité remarquables. Il a placé sa propre caméra de surveillance sur la vie, et il a attendu que ça passe. Ou que ça ne passe pas. A quoi bon les paillettes et autres artifices ? Cette histoire ne veut pas vendre du rêve. Thierry le dit lui-même à sa banquière : «Ça serait comme si tout ce qu’on avait fait ça avait servi à rien». Elle se base sur des faits, et les faits sont là, simplement, et terriblement évidents.

La loi du marché est partout. Elle s’introduit légalement dans nos salons sur Skype, sur un parking, dans un super, un hyper, un hypermarché, en bord de mer, en classe, sur un morceau de rock’n’roll… Et puis à Cannes, où elle obtient une merveilleuse palme. Dimanche dernier, le Premier ministre Manuel Valls tweetait au succès de Vincent Lindon, et à ce «film qui parle du monde avec finesse et justesse» tentait-il de dire en 140 caractères. Très bien. Mais alors maintenant que c’est dit, à quand la révolution ? Car comme toute loi, la loi du marché peut être abrogée. À quand le retour de l’article 49.3 pour corriger cette injustice ?

bottom of page