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La souris d’agneau, le plat qui m’a toujours effrayée quand j’étais enfant. Une souris, ou un agneau ? Un agneau fourré à la souris ? Ou le contraire ? Ils n’auraient pas osé...

 

Quelle drôle de chose, les mots…

 

            Une poire de boeuf.

 

            Un collier de boeuf.

 

            Une aiguilette baronne.

           

            …

 

Il y avait aussi tout ces morceaux qu’il fallait savoir différencier, en grandissant : Le faux-filet, l’onglet, le filet tout court, la côte (ou l’entrecôte), le carré. À table, mes parents s’exclamait parfois soudainement : « Tu vois, ça c’est quelque chose ! Ca n’a rien avoir avec le filet de la dernière fois… », je restais bouche - bée. Ils avaient cet air satisfait, un air de vengeance. Comme si le filet de la dernière fois s’était foutu d’eux.
Pourtant c’était un steak, fallait pas pousser. C’était de la viande quoi.

 

Et bien non.
J’ai compris plus tard que la viande, comme le vin, ne s’écrivait pas avec un grand « V ». Que ces seuls mots qui voudraient pouvoir tout dire ne disent rien. Dire vaguement la Viande ou le Vin, c’est passer à côté de beaucoup, beaucoup de goûts, mais pas seulement. C’est passer à côté d’une culture, d’un plaisir, d’histoires. C’est passer à côté de la langue. Dans tout ses sens.

 

Langue : (n.m) Organe sensoriel situé dans la cavité buccale. La langue est le premier organe à entrer en contact avec les aliments. Les papilles situées sur le dessus de la langue permettent de goûter et d'analyser l'aliment. Elles reconnaissent au moins quatre sortes de goût : le sucré, le salé, l’acidité et l’amertume.

Langue : (n.m) Système de symboles conventionnels propre à une communauté d’individus qui l’utilise pour s’exprimer et communiquer entre eux.

Voir : langage, linguistique, parole, organe.

 

Vaste programme pour six lettres, n’est-ce-pas ?

 

Et pourtant, un arrêté - qui a déjà fait couler pas mal d’encre - prononcé par la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes le 10 Juillet 2014, vise à supprimer l’appellation de ces biens-nommés morceaux de viandes, pour les remplacer par des petites étoiles. Une étoile correspondant à un degré qualitatif, et ce, uniquement dans « les grandes surfaces », la grande distribution.

Pour faire court : plus d’étoiles il y aura, plus nos parents seront censés triompher.
Pour faire choc : cet arrêté prévoit donc de faire des abats de mots, avec des étoiles. Ne plus nommer, généraliser, neutraliser… à coup d’étoiles. Merde.

 

 

À chaque mot, un sens. Et non seulement un sens, une histoire, une origine.

Pour Christian Le Lann, artisan boucher et crémier dans le XXe arrondissement de Paris, à chaque mot est rattaché un goût. Laissez moi vous présenter rapidement ce monsieur : Grand défenseur des métiers de l’artisanat, il a été nommé pour la deuxième fois président de la Chambre de métiers et de l’artisanat de Paris en 2010 et s’est vu attribuer par le Président François Hollande les insignes de Chevalier de la Légion d’honneur en 2014. Il est aussi Président de la Confédération française de la boucherie, boucherie-charcuterie, traiteurs. Lorsque je l’ai rencontré, à la sortie de sa crémerie (située en face de sa boucherie) Rue des Pyrénées, nous nous sommes assis à la terrasse d’un café et il a commandé un jus d’ananas. Oui, un jus d’ananas. Ca met un peu d’eau dans votre vin, non ? Et enlevez-vous tout de suite de la tête l’image d’un monsieur en tablier blanc tâché de sang, aux mains rosées et gelées par le contact de la chair. Veste noire, chemise blanche, les mains propres. Il cite Camus quand il parle. Plutôt beau gosse.

Il m’explique les mots : La « poire » par exemple, renvoi à la forme du muscle. Le « merlan », lui aussi, a sa forme proche de celle du poisson. « L’araignée », ressemblerait à une sorte de toile d’araignée (même si je ne suis pas convaincue). Ce « boeuf bourguignon » qui nous rend si fiers, est à la base cuit dans du vin de Bourgogne. Et oui, tout simplement ! Les mots se répondent, se revoient la balle. Les mots parlent, font sens. Qu’est ce que pourra bien nous dire un vulgaire pictogramme en forme d’étoile sur notre assiette, notre culture, notre langue ? Christian Le Lann soupire… Il dit qu’il ne faut pas avoir honte ni des mots, ni de rien; que le français est beau, que nous sommes un beau pays. Et que oui, c’est lui, le président de la confédération de bouchers de France, qui milite pour ces quelques mots qui apparaissent aux yeux de la grande distribution comme un vieux jargon défraîchi.

Oui, lui, le vieux boucher. Il me raconte comme le secteur de la boucherie a longtemps souffert d’un déficit d’image, parce que c’est pas assez noble, pas assez intello, et qu’il faut se salir les mains.

Alors : la boucherie, la viande et ses mots, ça dégoute à tel point qu’il ne faudrait plus les nommer ? Une bavette, ça dégoute parce qu’il y a le mot « bave » dedans ? Un « onglet » parce qu’il y a « ongle » ? Et la queue de boeuf alors ? N’en parlons pas. Parce que la viande renvoi au corps, à la vie, on pose un voile pudique sur leurs mots. Avant de foncer au rayon végétarien.
« Mais ça, c’est la société d’abondance qui veut ça aussi. Ca dégoute, mais c’est parce qu’on peut se le permettre ! » me dit-il. Sûr que tout le monde n’a pas le choix entre une entrecôte et un tofu.

 

Pour Christian Le Lann, l’appauvrissement de la langue est un appauvrissement de l’assiette. Parce qu’on est une société moderne, hyper connectée, toujours pressée, il faut faire simple. Alors on simplifie, on épure avec des étoiles et on vide les assiettes de ses meilleurs morceaux. Dans les grandes surfaces, on prendra les gens pour des cons, et on leur vendra du rêve étoilé, comme dans les grands hôtels. Et comme ils sauront encore compter, ils prendront le morceau avec le plus d’étoiles et ça fera un bon gigot.

Pour lui, c’est la faute de la Loi de Modernisation de l’Économie du 4 Août 2008 qui, sous Sarkozy, a réellement cassé l’artisanat et sa culture au profit de la grande distribution, et de son uniformisation. La Loi prévoyait de « relancer la concurrence en favorisant l’implantation des supermarchés de moins de 1000 m2» qui ne seraient donc plus soumis à une autorisation commerciale préalable, de « stimuler la croissance » de « renforcer l’attractivité du territoire »… Et d’autres mots fumeux qui, parce qu’on est un pays moderne super « développé », nous mettent le couteau à la gorge pour gagner plus ! Aujourd’hui pourtant, ils disent tous que c’est la crise.

 

 

Christian Le Lann me regarde très sérieusement, et me dit une phrase que je n’entends pas souvent. Une phrase qui me gêne presque, tant j’ai l’habitude que la France se fasse taper sur les doigts, comme un enfant qui porte un bonnet d’âne. Une phrase qui me fait sourire. Et qui me fait du bien : « Y a plein d’espoir dans ce pays vous savez ». Il ajoute : « Il y a un patrimoine extraordinaire ».

Grâce à cet espoir et à la lutte acharnée de cet homme pour la culture, bouchère notamment, le Centre de Formation d’Apprentis (CFA) compte aujourd’hui 9500 jeunes en apprentissage dans les métiers de la boucherie. Il me confie : « L’emploi, il est dans l’artisanat, et les jeunes le savent. » Avec ces collègues de la Confédération et le très grand boucher Hugo Desnoyer, Le Lann travaille à redorer le blason du métier, à faire parler les gens sur ce qu’on appelle "la viande". Ces témoignages ont d’ailleurs fait l’objet d’un recueil, « Louchebem » (boucher en argot), dans lequel écrivains et artistes parlent de leur passion pour la boucherie.


1h30 plus tard, Christian Le Lann s’en va, sans finir son jus d’ananas.


 

 

 

 

 

 

 

 

Bouche à bouche sur les mots

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